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L’agriculture familiale en Afrique : passer de la vulnérabilité à la résilience

En août 2012, la famille de Seidu a dû faire face aux mauvaises récoltes. À l’instar de nombreuses familles paysannes du nord du Ghana, ils ont dû adopter la stratégie « un-zéro-un » pour les enfants et la stratégie « zéro-zéro-un » pour les parents. « Un » correspond à un repas et « zéro » à aucun repas. Ainsi, pendant la période de soudure, leurs quatre enfants prenaient le petit déjeuner le matin, rien à midi et un repas le soir.

Pendant des mois, Seidu et sa femme ne prenaient qu’un seul repas par jour. De la parcelle qu’ils ont cultivée en 2011, ils n’ont récolté que trois sacs de maïs de 84 kg. « Il y a deux ans, nous avons récolté sept sacs sur la même parcelle », a déclaré Seidu. Des millions d’agriculteurs dans le monde sont confrontés à ce genre de situation. D’après le Programme alimentaire mondial, 842 millions de personnes dans le monde souffrent de sous-alimentation aujourd’hui.

De la croissance…mais pas pour tous

Pour mieux comprendre les causes et les effets, analysons de près le cas du Ghana. Dans la zone de savane où plus de 80 % de la population s’adonne à l’agriculture, la région du nord est la troisième la plus peuplée du pays. D’après une étude de la Banque mondiale, entre 1992 et 2006, le nombre de personnes dans le nord vivant dans la pauvreté a augmenté de 0,9 millions. Pire encore, une enquête sur la sécurité alimentaire en 2012 a révélé que 12 % des ménages les plus pauvres ont été contraints d’adopter la stratégie « zéro-zéro-zéro », passant ainsi des journées entières sans prendre le moindre repas.

Le Ghana est souvent présenté comme un modèle de succès mondial en matière de réduction de la faim et de la pauvreté. En 2008-2009, le pays a augmenté sa production agricole de plus de 7 %, soit l’un des taux de croissance les plus élevés au monde à l’époque. Les cultures d’exportation (cacao, noix de cajou, coton, huile de palme et ananas), cultivées dans le sud plus humide et plus fertile, sont décrites comme étant le moteur de la croissance de l’ensemble de l’économie. Par conséquent, le Ghana a déjà atteint le premier des Objectifs du Millénaire pour le développement en réduisant de moitié la prévalence de la faim, et est en passe de réduire de moitié la proportion de personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour.

La forte croissance économique cohabite avec la pauvreté chronique, la faim, la dette et une malnutrition infantile presque alarmante, également visible ailleurs dans la région du Sahel où plus de 20 millions de personnes dans neuf pays sont en proie à l’insécurité alimentaire. Ce paradoxe s’explique par la marginalisation, l’accès inégal aux biens, aux services et aux ressources productives, ce qui aggrave la vulnérabilité des agriculteurs, en particulier les femmes, pour faire face à la mondialisation et au changement climatique.

Parce que les agriculteurs sont en retard ?

Les petits exploitants agricoles sont en retard, dit-on. Il leur manque le savoir-faire technique, les économies d’échelle. Pour être compétitif dans la mondialisation, ils doivent s’intégrer dans les chaînes de valeur mondiales et adopter une agriculture industrielle intensive. Selon cette vision, les agriculteurs qui ne peuvent évoluer dans un tel environnement doivent faire de la place à ceux qui sont plus aptes. Mais les vrais faits brossent un tableau différent : 70 % de la nourriture mondiale est produite par les petits exploitants agricoles, qui ont démontré à suffisance leur capacité d’innovation et d’adaptation.
Or, lorsqu’une crise survient, l’aide humanitaire est coûteuse. Rien qu’en 2011-2012, plus de 18 millions de personnes dans le Sahel ont eu besoin d’une aide humanitaire d’une valeur de 1,6 milliard de dollars. Permettre aux petits exploitants agricoles de devenir plus résilients serait non seulement beaucoup plus rentable, mais aussi socialement juste.

Le régime alimentaire dominant

Au cours des dernières décennies, l’agriculture et l’alimentation sont devenues de plus en plus façonnées par les organisations internationales et les sociétés multinationales. La Révolution verte et les vagues de réformes néo-libérales ont donné naissance à des systèmes qui mettent en péril les actifs tels que la terre, les marchés locaux et le sens de la communauté dont dépendent les petits exploitants pour leur survie.

Cette situation a transformé l’agriculture en monoculture tournée à l’exportation et a encouragé le recours aux engrais chimiques, à l’irrigation et aux produits agrochimiques. Les rendements ont certes augmenté dans de nombreuses régions, mais ce type d’agriculture a également entraîné la dégradation des terres et d’autres ressources naturelles, notamment dans les zones écologiquement fragiles et sujettes à la sécheresse. D’après le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, 12 millions d’hectares de terres agricoles sont maintenant devenues improductives.

Les communautés locales ont été contraintes de faire de la place à des projets de développement, à des sociétés minières ou à de grandes entreprises agricoles. Pour beaucoup, cette donne rimait avec déplacement ou réinstallation dans des zones moins productives et, dans la foulée, la désintégration des communautés et de leurs filets de sécurité sociaux. En outre, des dizaines de millions d’agriculteurs ont été pris au piège de la dette et se sont trouvés dans l’incapacité de rembourser les investissements en intrants tels que les semences hybrides ou génétiquement modifiées, les engrais, les pesticides ou l’irrigation.

Politiques commerciales
La libéralisation du commerce et la privatisation à travers les programmes d’ajustement structurel ont exacerbé la vulnérabilité des petites exploitations agricoles familiales. Dans de nombreux pays, les marchés ont été inondés de produits alimentaires importés bon marché au détriment des agriculteurs, transformateurs et détaillants locaux. En outre, les pays industrialisés maintiennent la pression pour obtenir des accords commerciaux qui renforcent l’accès des entreprises multinationales de transformation et de distribution aux marchés des pays en développement, notamment la vente de leurs propres produits agricoles fortement subventionnés.

La Nouvelle alliance

La Banque mondiale, les grandes entreprises agroalimentaires dont Syngenta et Monsanto et le gouvernement américain ont rejoint la Nouvelle Alliance pour la Sécurité alimentaire et la Nutrition du G8. Cette alliance n’est que le prolongement de la même approche consistant à augmenter la productivité par l’agriculture commerciale à grande échelle à l’aide des technologies de la révolution verte. Mais le monde produit déjà bien plus qu’il n’en faut pour nourrir tout un chacun. Le problème réside dans le partage équitable de cette nourriture et la réduction du gaspillage alimentaire.

En bref, la pauvreté et la vulnérabilité continues sont, dans une large mesure, une conséquence du système agricole et alimentaire dominant. Il est urgent de passer à un système agricole et alimentaire plus équitable, plus résilient et plus durable qui s’appuie sur le bien-être des petits exploitants agricoles. Les gouvernements doivent avoir la volonté politique nécessaire pour investir massivement dans les programmes d’échange et d’expérimentation permettant aux agriculteurs d’embrasser des systèmes agroécologiques à bas coût et durables liées aux marchés locaux.

Renforcer la résilience à l’aide de l’agro-écologie

Aux tristes défis posés par les puissantes entreprises, les petites exploitations agricoles familiales répondent remarquablement de par leur capacité d’innovation et de résilience, mais également de par leur détermination à conserver leur autonomie et leur mode de vie. En réponse aux vulnérabilités dues au changement climatique, à la croissance démographique et à l’introduction de la Révolution verte, de nombreux agriculteurs à travers le monde ont commencé à adopter des pratiques alternatives. Dans les régions encore épargnées par l’industrialisation de l’agriculture, les agriculteurs ont continué à innover à l’aide des ressources disponibles et en fonction des possibilités et des besoins locaux. Les agriculteurs, les ONG et les scientifiques qui collaborent avec eux ont mis au point et condensé un ensemble de principes tirés de leurs expériences, connus sous le nom d’agro-écologie (voir encadré).

Agro-écologie

L’agro-écologie considère l’exploitation agricole comme un système dont le fondement est la santé des sols. Les principes de base de l’agro-écologie sont entre autres les suivants :

- recycler les nutriments et l’énergie au niveau de l’exploitation plutôt que d’introduire des apports externes ;
- intégrer les cultures et le bétail et renforcer la biodiversité agricole ;
- se focaliser sur les interactions et la productivité sur l’ensemble du système plutôt que sur les espèces prises individuellement.

Contrairement à la modernisation néo-libérale, l’agro-écologie repose sur des techniques qui ne sont pas imposées d’en haut, mais élaborées à partir des connaissances et de l’expérimentation des agriculteurs avec la collaboration des scientifiques. Les systèmes de connaissances locales sont indispensables et l’agro-écologie tire sa force des structures socioculturelles existantes telles que les institutions locales régissant les ressources naturelles.

À titre d’exemple, les systèmes agroforestiers se sont révélés être un moyen peu coûteux et efficace pour améliorer la fertilité des sols et la résilience. L’un des exemples les plus remarquables a eu lieu dans le Sahel, où un solide mouvement d’agriculteurs a conduit à la restauration de millions d’hectares de terres agricoles dégradées. Ce mouvement est né de l’imitation par les agriculteurs de méthodes traditionnelles vieilles de plusieurs siècles en matière de maintien de la fertilité des sols via les jachères naturelles. En période d’abondance de terres, les agriculteurs favorisaient la revégétation naturelle des terres par les arbres et arbustes autochtones. Cette méthode a permis de restaurer petit à petit la fertilité des sols par divers moyens : faire remonter les éléments nutritifs depuis les couches inférieures des sols, fixer l’azote, fournir de l’ombre, faire baisser les températures, produire de la litière végétale et protéger les sols de l’érosion.

Les arbres repousseraient à partir des longues racines vivantes entremêlées et des souches cachées sous les champs défrichés des agriculteurs, mais également à partir des nouvelles plantules nées de la germination de graines lâchées par les oiseaux, des graines libérées par des excréments d’animaux ou par l’eau.

Cette pratique a marqué son retour avant de se développer et de se propager d’un agriculteur à l’autre sous une nouvelle forme de « jachère simultanée ».

En choisissant de faire pousser des arbres à croissance rapide et à forte production de biomasse sur des terres agricoles utilisées en permanence par le biais d’un processus appelé « régénération naturelle gérée par les agriculteurs »(FMNR), les agriculteurs des régions du Sahel ont réussi à inverser la tendance à long terme de la perte d’arbres sur les terres agricoles. Les agriculteurs considéraient jadis les arbres comme des obstacles à la production agricole en raison de leur ombre. En augmentant radicalement la densité des arbres et en procédant à un élagage intensif au début de la saison des pluies, les agriculteurs utilisent les feuilles des arbres comme paillis et source de matière organique.

D’après les villageois, hommes et femmes, cette méthode comporte d’importants avantages, notamment l’amélioration de la fertilité des sols, l’amélioration de la production agricole, l’augmentation du volume de bois de chauffe à usage domestique ou commercial, le renforcement de la biodiversité, la réduction de l’érosion des sols et une meilleure absorption et rétention de l’eau dans le sol. Grâce à la méthode FMNR, les agriculteurs ont trouvé un moyen d’augmenter considérablement la densité des arbres sur leurs terres tout en réduisant au maximum la concurrence avec les cultures vivrières. Outre l’élagage, les arbres nécessitent peu d’entretien et résistent à la sécheresse. La méthode FMNR est accessible même aux familles les plus pauvres.

En dehors de la main d’œuvre supplémentaire, elle ne nécessite aucune dépense et renforce considérablement la résilience du système agricole, surtout lorsqu’elle est associée avec les diguettes et autres techniques agroécologiques de conservation des sols et de l’eau.

Conjuguée à l’accès sécurisé à la terre, une telle approche peut susciter un regain d’intérêt pour l’agriculture chez les jeunes du monde rural et les générations futures. Motiver les jeunes à s’engager dans l’agriculture est un défi dans de nombreuses régions du monde.

Le recours aux pratiques agroécologiques entraîne l’augmentation de la productivité et des revenus des agriculteurs, le renforcement de la sécurité alimentaire, l’amélioration de la capacité à s’adapter à l’évolution du climat, la régénération des ressources naturelles et le renforcement de l’autonomie des agriculteurs. Ces avantages constituent les fondements nécessaires pour réduire la vulnérabilité et favoriser une agriculture plus résiliente. Ils augmentent la capacité des familles et communautés agricoles à s’adapter et à se remettre des chocs et épreuves. L’agro-écologie est aujourd’hui soutenue de plus en plus par la communauté scientifique comme le meilleur moyen d’améliorer durablement les systèmes alimentaires dans le monde. Elle figure en bonne place dans l’Évaluation internationale des sciences et technologies agricoles au service du développement (IAASTD). Elle est vivement recommandée par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement, le Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation et un nombre croissant d’autres personnes et organisations influentes.

L’agro-écologie comme mouvement social

Ces nouvelles politiques seront vaines sans un engagement politique au changement social. Cependant, cet engagement se heurte à la puissante influence de la pensée néo-libérale de l’agriculture. Le changement social, autant que l’élaboration des aspects techniques de l’agro-écologie, est une condition préalable essentielle pour éradiquer la pauvreté et la faim et renforcer la résilience. L’élimination de la faim en milieu rural risque de rester utopique sans l’enthousiasme et la force sociale des familles agricoles dans le monde entier. Les causes de la faim et de la faible productivité sont en grande majorité sociales et politiques. Les politiques favorables à l’agro-écologie sont mieux mises en œuvre à travers la mobilisation des petits exploitants, tandis que l’action collective conduit également à plus d’innovation et d’apprentissage. C’est la raison pour laquelle l’agro-écologie est également reconnue comme un mouvement social.

Au niveau mondial, pour réorienter les gouvernements et les institutions multilatérales et les pousser à soutenir une agriculture et des systèmes alimentaires plus équitables, plus résilients et plus durables, un changement radical dans les priorités, la recherche et les modes d’investissement s’avère nécessaire. Cette réorientation passe également par la reconnaissance du rôle important des systèmes alimentaires locaux. Elle ne sera possible que grâce à la puissance des mouvements sociaux dans lesquels les petits exploitants agricoles travaillent en partenariat avec des organisations similaires. Les chercheurs agricoles, les décideurs politiques et d’autres acteurs engagés dans la lutte contre la faim et la pauvreté doivent agir maintenant pour soutenir les exploitations familiales dans le développement et la pratique de l’agro-écologie.

Peter Gubbels

Directeur de l’apprentissage et du plaidoyer par l’action de Groundswell International. Peter a grandi dans une famille d’agriculteurs au Canada et a vécu en Afrique de l’Ouest pendant plus de 24 ans.

Email : pgubbels@groundswellinternational.org

L’auteur tient à remercier les personnes suivantes pour leurs publications qui lui ont servi de source pour rédiger cet article : Albert Oppong-Ansah (Surviving on a meal a day, IPS 2012), Christian Aid (Farmers left behind, Juin 2007), F. Mousseau (The high food price challenge, 2010).