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Les multinationales dans la gestion de nos ressources en eau.

Pour de nombreux analystes, lorsque l’on parle de gouvernance mondiale de l’eau, il s’agit surtout de ne pas se tromper d’institutions. Davantage d’usagers de l’eau responsables et davantage de participation de la population dans la prise de décisions. Mais s’attaque-t-on au véritable problème ? D’après nous, dans toute analyse sur la gouvernance mondiale de l’eau, il faut regarder les acteurs internationaux qui comptent vraiment : un club fermé de sociétés commerciales multinationales.

L’agriculture est le secteur qui consomme le plus d’eau dans le monde, 70 % des ressources en eau alors que l’industrie non agricole en utilise 20 % et les particuliers 10 %. Ces chiffres font allusion à ce que nous pourrions appeler l’eau cachée et qui est négociée à l’achat et à la vente de produits alimentaires et de matières premières. Ainsi, les multinationales qui vendent des produits alimentaires, influencent fortement les marchés agricoles, agissent également sur la façon dont l’eau est utilisée.

Le marché mondial des produits alimentaires et la gestion des ressources en eau

Il y a encore dix ans, le commerce agricole mondial était exclusivement dominé par cinq conglomérats agro-industriels occidentaux, à savoir : ADM (Archer Daniels Midland), Bunge, Cargill, Louis Dreyfus et Glencore, qui, ensemble, représentaient environ 80 % de tous les produits alimentaires de base. Ces sociétés défendent toutes le libre-échange ; pourtant elles restent parmi les plus grands bénéficiaires des subventions publiques dans les pays industrialisés. Cargill peut accumuler tellement de céréales au point de créer la pénurie à elle toute seule ou de manipuler le prix en période de rareté ou de le casser en période d’abondance. Cela a des conséquences graves pour les agriculteurs en ce que l’agriculture peut s’en trouver peu rentable dans certaines régions. Ces acteurs possèdent des systèmes d’information des plus performants et jouissent d’excellentes relations avec les personnalités les plus influentes sur la scène politique et économique mondiale. Ils maîtrisent le processus de commercialisation des aliments et trempent même dans l’activité bancaire, en offrant « des solutions de gestion de risques ». En d’autres termes, ces multinationales ont la mainmise sur le marché agricole mondial, ce qui leur permet de gérer et de contrôler également une grande partie des ressources en eau dans le monde, comme nous l’expliquerons.

Après la flambée des prix des aliments de 2007/2008 et les émeutes de la faim qui s’en suivirent dans quelque 30 pays, les acteurs publics et privés ont, face à la pénurie de nourriture, commencé à chercher des opportunités d’investissements directs, par exemple, à travers des sociétés publiques et des fonds d’investissement appartenant à l’État. En particulier, le fonds d’investissement chinois, CofCO, a acheté en 2014 l’unité alimentaire de Noble Group, un grand négociant de marchandises en vrac. L’objectif était de contrer le contrôle occidental sur le commerce alimentaire en mettant sur pied un négociant similaire à Cargill, mais basé en Chine.

« L’eau cachée »

La « teneur virtuelle en eau » d’un produit est le volume d’eau douce utilisé pour le produire à l’endroit où il a été effectivement produit. Les volumes d’« eau virtuelle » négociés dans le monde entier sont énormes mais restent cachés. En particulier, l’Amérique du Sud, le château d’eau du monde en termes de disponibilité par personne, est d’une importance fondamentale pour la production d’aliments exportés vers d’autres régions moins servies en ressources hydriques. Les négociants à l’échelle mondiale n’abordent pas la question de la consommation. Ces derniers représentent également les plus grands consommateurs d’intrants tels que les engrais, les pesticides, la main d’œuvre et l’énergie. Et leur rôle dominant dans le commerce « d’eau virtuelle » ainsi que la gouvernance de l’eau dans le monde doit être clarifié.

Les opérateurs influencent la gestion des ressources en eau grâce à leur pouvoir sur le marché des produits agricoles et à leurs décisions concernant les niveaux d’approvisionnement. La durabilité de la gestion dépend de la relation entre commerçants et agriculteurs. Par exemple, si les opérateurs et les commerçants exigeaient une production agricole intégrant une gestion durable de l’eau, les ressources en eau de la planète pourraient connaître moins de pression.

La gestion de l’eau et du sol par les agriculteurs n’est pas souvent pris en considération.

Mauvaise gestion

Bien que 30 % des aquifères du monde soient déjà très appauvris, cette eau de plus en plus rare reste utilisée pour des projets d’irrigation non durables et souvent négociés contre des matières premières. L’eau n’est pas gérée de manière judicieuse car on ne la reconnait toujours pas officiellement comme un véritable intrant.

L’irrigation favorisant des rendements plus élevés, souvent subventionnés pour maintenir des prix à un bas niveau, reste l’option choisie pour garder le statu quo dans le marché des denrées alimentaires. Même si environ 40 % de la nourriture est gaspillée au niveau mondial en raison de l’inefficacité des systèmes alimentaires, une puissante minorité tient à tout prix à maintenir ce statu quo. Et dans le processus, l’on ne tient pas compte des agriculteurs et de leur gestion durable de l’eau et des sols. Au lieu d’aborder la question de la gestion durable de l’eau et du sol, on assiste plutôt à un processus d’externalisation des coûts environnementaux.

L’accaparement des terres aggrave la situation

En plus de l’utilisation non durable et du gaspillage de l’eau, le contrôle des ressources en eau de la part des opérateurs occidentaux et asiatiques occasionne une ruée vers les terres bien irriguées. L’accaparement des terres et de l’eau auquel nous assistons aujourd’hui fonctionne tel un rouleau compresseur, affectant les droits à l’eau et à la terre des agriculteurs familiaux. À l’échelle mondiale, des millions d’hectares ont été loués par les investisseurs « misant sur un profit éclair » au détriment des populations locales. En Afrique et en Asie, les droits fonciers ne sont souvent pas codifiés, ou alors comportent des contradictions, de sorte que les investisseurs puissent facilement traiter ces parcelles comme « inoccupées » et « sous-utilisées ». Pour les éleveurs par exemple, les terres fermées empêchent la transhumance et l’accès aux ressources naturelles vitales. Les gouvernements sont souvent de connivence avec les multinationales et facilitent l’accaparement des terres pour se faire de l’argent. Et il ne s’agit pas de petites parcelles : le projet de développement PROSAVANA au Mozambique, une coopération entre le Mozambique, le Brésil et le Japon pour l’augmentation de la production agricole, couvre une superficie égale à l’Autriche et la Suisse réunies. De même, en Éthiopie on assiste également à une acquisition massive des terres agricoles par des investisseurs nationaux et étrangers. L’Europe n’échappe pas à ce phénomène. En effet, l’accaparement des terres et de l’eau existe dans les régions fertiles de Roumanie et de la Bulgarie. Il ne s’agit là que de quelques exemples révélateurs. Cette situation est dangereuse pour la quantité et la qualité des ressources en eau et représente une menace pour les familles d’agriculteurs dont la vie et les moyens de subsistance dépendent de l’accès durable à une eau propre et abordable.

Davantage de responsabilité

Alors que le commerce est mondial, la gestion de l’eau elle, a lieu au niveau local. Cela soulève des questions importantes sur les asymétries de pouvoir parce que l’argent et le pouvoir sont accumulés entre les mains de quelques opérateurs mondiaux qui ignorent au plus haut point les besoins des nombreux agriculteurs qui gèrent et utilisent l’eau. La responsabilité de la minorité pour son rôle dans la gouvernance de l’eau et son utilisation représente donc un impératif pour éviter une crise tous azimuts de l’eau. C’est là notre message principal pour l’amélioration de la gouvernance mondiale de l’eau. Une comptabilité obligatoire de l’utilisation de l’eau obligerait les entreprises agricoles à publier leur utilisation réelle en eau dans leurs bilans pour permettre aux investisseurs et au public intéressé de procéder à des comparaisons. Ainsi, les opérateurs agricoles mondiaux seraient non seulement tenus de divulguer leur véritable impact en termes d’utilisation d’eau, mais l’on comprendrait mieux leur influence sur le marché mondial.

Jeroen Warner

Professeur agrégé d’étude des catastrophes à l’Université de Wageningen.

jeroenwarner@gmail.com

Martin Keulertz

Associé de recherche à la Texas A & M Water-Energy-Food Nexus Group

martin.keulertz@gmail.com

Suvi Sojamo

Chercheur doctorant au Groupe de Recherche et de Développement de l’Eau, à l’Université Aalto, en Finlande. Avec J Anthony Allan, ils ont édité le Handbook of Land and Water Grabs in Africa (Manuel sur l’accaparement de terres et des eaux en Afrique).