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Les pratiques de gestion de la diversité variétale de l’igname au Bénin

Au Bénin, l’igname constitue le deuxième produit vivrier après le maïs avec une production de plus de 2 500 000 tonnes et reste l’aliment de base pour une bonne partie de la population. Plusieurs variétés d’igname sont cultivées à travers le pays pour répondre à la demande alimentaire des populations. Pour conserver cette diversité variétale, élément essentiel de la sécurité alimentaire, certaines communautés paysannes ont développé des pratiques de gestion de l’agrobiodiversité de l’igname adossées au savoir traditionnel. Les formes innovantes de circulation et de dissémination des variétés d’igname et les réseaux sociaux qui les sous-tendent contribuent à la préservation du capital variétal de l’igname.

La diversité agricole est confrontée à un environnement changeant gouverné par le marché et on se demande si les pratiques séculaires peuvent toujours permettre de la conserver. En guise de solution, longtemps jugées inaptes à satisfaire les besoins alimentaires et agricoles croissants des populations, les pratiques paysannes de gestion de l’agrobiodiversité sont de plus en plus reconnues pour la conservation in situ (Louette et Smale, 1996), et l’article 10 de la Convention sur la Biodiversité, implique que soient identifiées les pratiques locales susceptibles de maintenir l’agrobiodiversité. Quelles sont ces pratiques rencontrées encore aujourd’hui dans l’agriculture africaine ?

Les formes de circulation et d’acquisition des variétés d’igname

Les dons de variétés

Il témoigne une marque de solidarité vis-à-vis des producteurs qui, pour diverses raisons (maladies, calamités, voyage, etc.), ont perdu leur matériel végétal. En milieu Bariba [1] , le don de variétés est aussi un signe de reconnaissance ou une marque de relations d’alliance. Les dons de variétés, proviennent essentiellement des amis (51%) puis du parrain (14%), des voisins de champ (13%), des collatéraux (12%) et du père (10%). Dans la tradition africaine, le don demeure un mécanisme fondamental de régulation des liens sociaux ordinaires et de ceux relatifs à la parenté (Nicolas, 1986). Quel que soit le lien entre le donneur et le receveur, la quantité donnée n’excède pas 60 semences, équivalant à la plantation d’une ligne de buttes d’igname.

Le don n’est donc pas une action philanthropique. En tant que forme d’échange, le don de semence induit le « contre-don », qui est un don de retour en vue de renforcer les liens. Seignobos (1992) remarque dans le Nord Cameroun qu’on ne remet jamais gratuitement un pied d’igname. Rapportant l’exemple du manioc en Amazonie, Emperaire et al. (1998), constatent que le don permet au paysan donateur de renforcer sa position sociale. Dans le Nord Bénin, le don de variétés de certains autochtones vers des migrants crée des relations de dépendance, les premiers tendant à placer les nouveaux venus sous leur coupe. Les dons de variétés entre paysans appellent aussi des contre-dons indirects qui peuvent être la participation du receveur aux activités de défrichement, de labour, de buttage, de plantation… dans le champ du donneur. Après récolte, le receveur peut aussi donner en contrepartie non exigible quelques tubercules d’igname de la variété reçue pour témoigner de sa reconnaissance. Une autre forme de contre-don est observée entre les agriculteurs Bariba et les agro-éleveurs peuls, qui en contrepartie du don de semence, se voient confier les animaux de trait du donneur Bariba pour leur engraissement.

L’achat de variétés

Il n’y a pas de marché à proprement parler pour les semences. Les ventes se font au champ. Il existe dans tous les villages, des paysans qui sont relativement connus comme vendeurs de semences. Une semence est achetée environ à 40 FCFA. En général, l’acheteur veut accroître le nombre de tubercules d’une variété qu’il possède déjà. Lorsqu’il s’agit d’un producteur qui cherche des semences pour démarrer un champ d’igname (cas de nouveau migrant, de paysan ayant abandonné l’agriculture pendant un certains temps pour diverses raisons…) il reçoit en général gratuitement le matériel de culture.

Les échanges inter-paysans de variétés ou le troc de variétés

Dans un travail similaire sur le manioc, (Emperaire et al., 1998) remarquent que les échanges se font entre individus bien déterminés sur le plan social et qui empruntent des réseaux déjà constitués. Les échanges portent aussi bien sur les variétés tardives que précoces, selon des bases qui diffèrent d’un village à l’autre. A Kinnou kpanou et à Goro, dans la commune de Tchaourou par exemple, un sac de semences de tandoua (variétés précoces), vaut deux sacs d’assounou (variétés tardives) (photo 2 et 3). Cette règle d’échange variétal s’explique par le fait que dans ces deux villages les variétés tardives sont produites à grande échelle, rendant un accès aux semences des variétés précoces plus difficile. Dans les autres villages, la quantité cédée est proportionnelle à celle reçue. Les échanges variétaux sont des pratiques de proximité, qui s’effectuent surtout entre paysans d’un même village (70% des cas), moyennement entre villages (25%) et rarement entre villages transfrontaliers (5%) (Baco et al. 2008). Dans une étude similaire sur le taro au Vanuatu, Caillon et al. (2005) montrent que les échanges de variétés se font surtout entre paysans de la même famille dans le même village. En Amazonie brésilienne par contre, les variétés de manioc échangées peuvent venir de plusieurs centaines de kilomètres (Brésil, Colombie, Venezuela) pour se greffer au stock initial (Pinton et Emperaire, 2001 ; Pinton, 2002). Les échanges montrent l’existence d’une forte perméabilité culturelle et matérielle entre les différents groupes familiaux, ethniques et géographiques.
Cette analyse des formes spécifiques de circulation des variétés révèle donc que la semence végétale est à la fois une semence du capital culturel, économique, social, et symbolique. Une fois acquise, elle permet au paysan d’améliorer ses connaissances et les potentialités économiques de son système de production agricole, de renforcer sa position et son influence dans le réseau sociotechnique. La section suivante décrit les institutions sociales qui servent d’infrastructures dans la circulation et la transmissions des semences d’igname.

Les infrastructures sociales de circulation et de transmission des variétés

Les pratiques agricoles de renouvellement et d’enrichissement de la diversité sont couplées à des pratiques sociales qui dépassent le cadre de l’unité de production. Elles s’inscrivent dans une dynamique sociale qui rend compte de certains aspects du fonctionnement de la population du nord Bénin. « Dans toutes les sociétés humaines, les individus reçoivent les premiers éléments de leur statut et de leur identité sociale par la parenté » (Ghasarian, 1996, p. 11). La parenté est le support des échanges, essentiels pour la conduite des activités agricoles. La parenté dans le Nord Bénin se fonde aussi bien sur la consanguinité que sur les relations d’alliance et de liens symboliques que Ghasarian (1996) qualifie de "parenté fictive". Les amis chers sont des frères, les parents des amis sont rangés dans la catégorie des parents, etc. Cette extension généralisée des liens de parenté concourt à établir des réseaux entre différents groupes qui peuvent être reliés entre deux ou plusieurs membres offrant ainsi différents circuits d’échanges variétaux intra- et intergroupes. Ces réseaux de circulation variétale lient les parents aux enfants, les aînés aux cadets, les oncles aux neveux, des amis entre eux. Autrement dit, ils concernent aussi bien les membres d’un même réseau socio-affectif que des individus extérieurs dépassant parfois le cadre de leur communauté. Il s’ensuit un brassage et une dissémination géographique des variétés. Les réseaux sociaux (affiliation parentales et héritages, relations d’entraide et de prestation de services, mariages, migrations, etc.) apparaissent comme la base de la circulation géographique et de transmission intergénérationnelle et interfamiliales des variétés.

L’héritage comme base de transmission intrafamiliale et intergénérationnelle de variétés

L’héritage est la transmission aux ayants droit des biens, des propriétés, du patrimoine matériel et immatériel. Il est la première forme d’obtention des cultivars d’igname. Le portefeuille variétal fait partie de la succession dont les enfants de sexe masculin héritent, ce qui rappelle la succession sur le foncier. Cette disposition successorale ne répond pas au principe de la loi musulmane qui fait hériter les filles et les garçons dans des proportions respectives du simple au double. Après la mort du père, les enfants de sexe masculin récupèrent les variétés qu’il cultivait de son vivant. Le paysan B. Tchaga du village de Wari justifiant le faible nombre de cultivars qu’il cultive affirma : « […] je n’ai pas beaucoup de variétés car je n’ai pas pu hériter de celles de mon père. A sa mort, j’étais absent et mes frères aînés en ont profité pour se partager les cultivars […] ». Ce témoignage confirme l’importance de l’héritage dans la constitution de la « base variétale » de l’exploitation. A l’instar d’autres ressources agricoles (terre, cheptel…), les semences d’igname font partie du patrimoine successoral auquel l’héritier a droit.

Le « Wuru » ou entraide et la prestation de service : deux sources d’introduction variétale

Le travail collectif appelé « wuru » en bariba, est une forme d’organisation traditionnelle d’entraide où le seul facteur mis en commun est le travail de la terre. Environ 30% des paysans enquêtés y participent, principalement les 25-40 ans, et assurent ainsi les activités les plus difficiles (défrichement, buttage…), dans les champs individuels, à tour de rôle. Ce type d’entraide est une stratégie d’adaptation aux besoins des populations rurales très généralement observée « avec l’avènement de l’appropriation individuelle des moyens de production tels que la terre… » (Dissou, 1998 : 83). Le travail collectif est perçu comme une solution pour affronter les difficultés liées à l’agriculture de subsistance. Il demeure plus élevé dans l’extrême-nord et dans la zone vivrière du Sud Borgou. Il atteste de la volonté des communautés rencontrées de perpétuer le ciment communautaire. Cette organisation sociale du travail joue un rôle dans les flux intra-villageois de cultivars. En travaillant dans les différents champs, les paysans découvrent chez leurs hôtes de nouveaux cultivars qu’ils introduisent dans leur exploitation.

Le mariage comme base de transmission interfamiliale des variétés

Dans la société Bariba, c’est le régime patrilocal qui est de règle. Les femmes participent à l’enrichissement du portefeuille variétal de la famille en introduisant après mariage les cultivars qui répondent aux préparations culinaires de leur choix et qui n’existent pas toujours dans la famille d’accueil. Les variétés généralement introduites sont celles qui répondent aux exigences de l’igname pilée telles que déba, kpouna, kokouma, gogo, doubayessirou, etc. On peut alors supposer que les ethnies pratiquant l’exogamie et la polygamie reçoivent par les liens nuptiaux les cultivars des autres ethnies, ce qui peut entraîner des similarités variétales entre ethnies exogamiques. C’est le cas des Gando et des Lokpa et des Berba chez qui l’exogamie est la règle. Les relations d’intermariage justifient alors en partie les fortes similarités variétales observées entre ces trois ethnies et les autres (Baco et al., 2007). Dans les familles traditionnelles Bariba et surtout Peule, l’endogamie demeure le principe régissant les mariages. Les relations d’intermariage n’enrichissent que très peu les portefeuilles variétaux des Peulh et des Bariba.

La migration comme base de circulation géographique des variétés

Une trentaine de variétés ont été introduites dans l’ensemble des villages étudiés à partir d’autres régions du pays ou d’autres États. Avec environ 10 cultivars introduits, le village de Yébessi a le plus fort taux d’introduction, ce qui s’expliquerait par l’implication des jeunes dans les migrations saisonnières vers les régions environnantes. Profitant de leur relative proximité avec le Nigeria, les jeunes de Kinnou kpanou et Goro émigraient (il y a une vingtaine d’année) au Nigeria d’où ils rapportaient de nouvelles variétés comme : ahimon, ofègui, awèrè, elésso, homoya, alakissa… Les introductions à partir des pays voisins sont surtout intenses au niveau des villages frontaliers avec le Nigeria. Les immigrants venus de l’Atacora en quête de bonnes terres arables introduisent des variétés dans les villages d’accueil. Les transferts variétaux s’accompagnent rarement de transferts de nom. Dans le cas où l’introduction de la variété n’est pas suivie du transfert de son nom, la variété est renommée. Le nom donné (ahimon, abudja, olodo, homoya, oféhui…) est en général celui d’une variété déjà existante, bien que les deux variétés soient différentes génétiquement. L’introduction de la variété permet ainsi un enrichissement du pool génétique local bien que cet enrichissement soit masqué par le processus de nomination des variétés. Une modélisation de la dynamique sociotechnique du capital variétal au niveau paysan devient alors possibles.

Conclusion

L’héritage, le mariage, la migration, l’entraide et la prestation de service entre paysans sont ressortis comme les bases sociales de la transmission intergénérationnelle, intra et interfamiliale et de la circulation géographique des variétés d’igname. Le capital variétal du paysan reste rarement fixe ou invariant. Il est dynamique et peut dans un intervalle de temps donné, diminuer, augmenter ou stagner en fonction non seulement de la densité du réseau social dans lequel le paysan se trouve mais aussi de son niveau d’implication et de participation dans le réseau. Ce résultat suggère que l’on mette à contribution les réseaux sociaux, les liens affectifs, familiaux, pour diffuser les nouvelles variétés dans un espace géographique plus grand. Les échanges inter-paysans favorisent le brassage et la dissémination géographique des variétés. Plus la variété est possédée par de nombreux paysans et à des endroits différents, moins rapide sera sa disparition. Ces échanges jouent ainsi un grand rôle dans la conservation locale des cultivars [2].

Dr. Ir. Mohamed Nasser BACO

Agro-sociologue

Maître Assistant des Universités du CAMES

Chef du Département Economie et Sociologie Rurales

Faculté d’Agronomie (FA), Université de Parakou (UP)

BP : 27 Parakou, Tel : (00229) 96061664 / 90047180

nasserbaco@yahoo.fr