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Opinion : Savoir-faire ou savoirs paysans ?

Les gestes, pratiques et stratégies agronomiques mis en œuvre par les paysans relèvent-ils de savoir-faire empiriques, ou découlent-ils d’expérimentations intentionnelles et de savoirs construits ? Cette question renvoie à la fois à des notions d’anthropologie des connaissances (Nicolas Adell), d’apprentissage de gestes techniques (Blandine Bril, Marie-Noëlle Chamoux), d’épistémologie (Isabelle Stengers, Christophe Bonneuil), de développement (Jean-Pierre Olivier de Sardan, Pierre Pradervand) et bien sûr d’agronomie et d’anthropologie.

Une terminologie significative et profondément ancrée

Les historiens, agronomes et sociologues travaillant sur les sociétés paysannes anciennes ou contemporaines décrivent généralement les pratiques paysannes comme des savoir-faire. Ce terme est loin d’être anodin, et témoigne du statut subordonné qui est accordé aux paysans en matière de production de connaissances. Le statut des innovations et des techniques s’inscrit en effet dans les rapports de pouvoir. Rattachées au domaine du savoir objectif lorsqu’elles sont issues d’administrateurs (Turgot) puis de lettrés ou d’ingénieurs (Olivier de Serre, Antoine Parmentier, Césaire Nivière, Mathieu de Dombasle... et la plupart des agronomes du XXe siècle), ces innovations et techniques agricoles sont ravalées au rang de savoir-faire empiriques lorsqu’elles proviennent de communautés paysannes. Au-delà de la césure économique entre d’un côté les lettrés et les grands propriétaires expérimentateurs et de l’autre les « petites gens de la terre », la maîtrise de l’écrit semble avoir longtemps été un critère de différenciation sociale et culturelle. Cette terminologie est profondément imprimée dans l’inconscient collectif, du moins en France, puisque les organisations agricoles elles-mêmes la reproduisent mécaniquement. S’il n’est pas surprenant de voir des institutions comme les Chambres d’Agriculture parler de savoir-faire, il est plus étonnant et donc significatif de voir une organisation comme la Fédération des Associations pour le Développement de l’Emploi Agricole et Rural (FADEAR), proche de la Confédération Paysanne et de son projet émancipateur, faire sur son site internet la promotion de la transmission des savoir-faire-et non pas de la transmission des savoirs.

Savoir-faire ou savoir : comment les distinguer ?

Avant d’aller plus loin, il est utile de préciser ce qui peut différencier un savoir-faire d’un savoir. Une définition donnée par Yves Barel à propos d’urbanisme peut constituer une base satisfaisante -à un détail près.
« Un savoir-faire incorporé est (...) indissociable d’individus ou de groupes concrets : il est le résultat de leur apprentissage personnel, de leur expérience, de leur habileté. (…) Il n’est pas analysable et décomposable jusqu’au bout (...). Le travailleur sait faire, mais il ne sait pas complètement comment il sait. Le savoir-faire incorporé n’est donc pas transmissible par enseignement. Il n’est transmissible que par apprentissage c’est-à-dire par la reproduction plus ou moins à l’identique d’individus ou groupes au cours du travail lui-même. (...) Mais quand le savoir-faire est analysable et décomposable jusqu’au bout, le savoir et le faire peuvent se déconnecter. Le savoir s’incorpore alors dans un rapport non humain : un livre, un traité, un programme, une fiche d’instructions, un croquis, etc. »

L’essentiel ici est de bien distinguer entre le savoir-faire qui ne s’acquiert que par l’observation et la pratique, et le savoir qui peut être théorisé, verbalisé et enseigné. La conclusion de cette citation est cependant édifiante : le savoir est ici associé consubstantiellement à l’écrit. Il va de soi que ce raccourci final est hautement contestable. Il est même l’une des sources du malentendu ! Un savoir construit et transmissible peut parfaitement rester oral. L’opposition savoir-faire / savoir ne doit surtout pas être réduite à une schématique opposition oralité / écriture. Je peux illustrer la distinction à partir de l’exemple du jardinage. La manière de repiquer un plant de tomate, la période pour le faire, la préparation du terrain : tout cela peut s’enseigner et relève du savoir. En revanche, la main verte du jardinier qui lui permet d’obtenir des pieds de tomate considérablement plus vigoureux et productifs que ceux d’un débutant relève du savoir-faire, c’est-à-dire de l’expérience, de la pratique renouvelée année après année.

La revalorisation récente des savoir(-faire) paysans

Deux mouvements ont conduit récemment à remettre en valeur et à reconnaître les pratiques paysannes. Le premier est celui de la conservation du patrimoine. Nous le voyons à l’œuvre dans certains travaux anthropologiques (souvent prolongés par une revendication politique) d’identification et de reconnaissance de cultures rituelles. Les sociétés agricoles traditionnelles « nomment » le vivant autour d’elles selon une taxonomie certes déroutante pour le scientifique occidental, mais parfaitement rigoureuse et opérationnelle, c’est-à-dire que ces classifications du vivant permettent de rapprocher des propriétés, d’anticiper et d’organiser le monde.
Certains anthropologues « collectionnent ces collections ». Au-delà, de nombreuses pratiques paysannes sont indiscutablement liées à des gestes culturels voire religieux (offrande de la première igname au Nord-Bénin, par exemple), qui nécessitent le maintien et la reproduction de gestes techniques ou de variétés végétales bien spécifiques.

Vu à travers le regard idéalisant des chercheurs occidentaux puis de certains mouvements politiques, ce constat a souvent été facteur d’immobilisme. D’une certaine façon, la ritualisation de l’agriculture assure sa stabilité, mais peut conduire à une démarche conservatrice et figée. Les revendications identitaires de sociétés qui s’émancipent de la colonisation s’appuient souvent sur un « autrefois » mythifié. Cette démarche se retrouve également dans des organisations et revendications occidentales en faveur des pratiques traditionnelles (aussi bien agricoles que musicales ou vestimentaires) ou des « variétés anciennes » abordées sous un angle patrimonial : il n’est pas anodin que la formule la plus souvent utilisée jusqu’à présent est celle de la conservation des variétés anciennes, ou que les lieux de présentation des vieux gestes paysans soient désignés comme des (éco) musées.
Le deuxième mouvement de réhabilitation des pratiques paysannes est davantage inscrit dans le présent et la transformation. Il est issu des travaux en faveur d’un développement endogène, c’est-à-dire appuyé sur les ressources locales des sociétés concernées.

Théorisé à partir des années 1970, il a inspiré de nombreux acteurs du développement et de nombreuses ONG depuis les années 1980, notamment dans le domaine du développement agricole. Il est également très important dans le syndicalisme altermondialiste de Via Campesina, ou plus spécifiquement en France à la Confédération Paysanne. Il a ensuite pris une nouvelle dimension dans les années 2000, dans le cadre des négociations internationales sur la biodiversité ou sur les droits des peuples autochtones. Comme je l’ai évoqué plus haut, ces deux mouvements se réfèrent paradoxalement souvent aux savoir-faire plutôt qu’aux savoirs. C’est particulièrement le cas pour le discours patrimonial, qui s’appuie souvent sur une vision fantasmée de pratiques anciennes et qui idéalise le bon sens paysan en l’enfermant finalement dans la même caricature empirique, désormais présentée comme vertueuse. Mais, en revalorisant le rôle des petits paysans anonymes, ils ont permis de « requestionner » la construction des gestes, pratiques et systèmes agricoles traditionnels.

Les paysans expérimentent et transmettent

L’imaginaire occidental représente le paysan comme l’héritier des serfs, dominés par les seigneurs et adoptant les innovations créées par les savants et les grands propriétaires. Il est vrai que la structure de l’agriculture conventionnelle entretient cette représentation, puisque les pratiques décrites par le passé ou constatées aujourd’hui s’inscrivent de facto dans les modèles théoriques des agronomes occidentaux. Mais cette représentation est invalidée par les agricultures traditionnelles observées en Afrique par exemple. Basées sur les cultures associées et la valorisation des arbres, elles ne peuvent certainement pas être héritées des modèles agronomiques occidentaux ! Il a donc bien fallu que les paysans africains élaborent eux-mêmes, de l’intérieur, des systèmes de culture viables et suffisants pour nourrir leurs populations.

Mieux encore, ces agricultures africaines intègrent (dans des systèmes associés à 5, 10 ou 15 cultures) des plantes récemment importées comme le riz ou le maïs. Cela témoigne du génie agronomique des populations qui les ont, d’elles-mêmes, adaptées dans des structures agraires pourtant déjà complexes (ce qui imposait de réajuster l’ensemble du système de culture).
Il faut se rendre à l’évidence : les paysans construisent des savoirs.
Ceux qui travaillent avec des communautés agricoles en Inde, dans la péninsule indochinoise, en Afrique ou en Amérique centrale et du sud l’ont constaté depuis longtemps, et les agronomes qui accompagnent les agriculteurs biologiques en Europe le redécouvrent avec eux. Les paysans observent des phénomènes, cherchent à les reproduire sur la base d’hypothèses, puis à en déterminer les lois et mécanismes, selon une démarche qui s’inscrit parfaitement dans les méthodes hypothético-déductives. Les savoirs ainsi élaborés font l’objet d’une authentique transmission – généralement orale, mais cumulative et savante.

Un exemple frappant : la sélection paysanne

La sélection végétale illustre à la perfection les différents aspects que j’ai évoqués ici. D’abord, l’organisation de la sélection des plantes est au cœur des enjeux de pouvoir en matière de choix agronomiques. Ces enjeux sont à la fois symboliques (la suprématie des « sachant »), scientifiques (l’obsession génétique qui traverse nos sociétés actuelles et conduit abusivement à réduire les plantes à une somme de gènes), sociaux (le statut du chercheur), économiques (les multinationales semencières) et politiques (l’organisation par les institutions agricoles et scolaires).
La remise en cause de la suprématie des généticiens se confronte à toutes ces pesanteurs et tous ces imaginaires sociaux ! Ensuite, il est évident et indiscutable que les paysans ont bien construit des savoirs élaborés... car ce sont bien les paysans qui ont géré, seuls pendant 10.000 ans, la sélection végétale. L’agriculture n’a pas attendu la création des industries semencières aux XIXe et XXe siècles ! Il suffit de se pencher sur les travaux d’agronomes ou d’anthropologues pour constater à quel point la sélection par les paysans reste fortement présente en Inde ou en Amérique centrale et du sud, et se développe à nouveau au sein des paysans biologiques ou en agroécologie.

De façon archétypale, la reconnaissance du rôle des paysans en matière de sélection végétale s’est d’abord appuyée sur une vision conservatrice et patrimoniale (les « variétés anciennes »), avant de retrouver le courant naturel d’une évolution permanente. Une plante doit évoluer avec son milieu et ses agriculteurs, et le caractère « ancien » n’est pas une vertu en soi (il est simplement une nécessité transitoire puisque seules les variétés anciennes possèdent la diversité génétique et la capacité à évoluer qui sont indispensables à la sélection dans les champs).
Il est probable qu’il en est de même pour de nombreux savoirs traditionnels : la vision patrimoniale est surtout une construction occidentale a posteriori, tandis que les savoirs eux-mêmes ont toujours été évolutifs et vivants. Il est intéressant de noter que, au Brésil comme en France, les groupes de paysans qui se réapproprient la sélection végétale s’associent à des chercheurs institutionnels. Il n’y a pas opposition entre les types de savoirs. Dès lors que celui des paysans est reconnu comme tel, celui des agronomes reste pertinent et complémentaire. Les uns comme les autres acquièrent des savoir-faire au cours de leur vie. Les uns comme les autres possèdent et construisent collectivement des savoirs.

Jacques Caplat

Agronome

E-mail : changeonsdagriculture@orange.fr

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