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OPINION : Connotations et réalités des échanges agricoles entre villes et campagnes du Cameroun
Le vieux phénomène de l’urbanisation a engendré une séparation des populations a fait émerger des cités dites « modernes », les villes et induit souvent des préjugés. Aujourd’hui, dans un contexte de chômage certes les relations villes campagnes restent complexes et montrent une grande interdépendance. Felix Meutchieye part des ambiguïtés de ces relations pour analyser l’interdépendance, les services et les échanges entre villes et campagnes. Il nous interpelle également sur les enjeux du transport des produits agricoles.
Chroniques des relations ambigües entre citadins et villageois
Comme pour la majorité des pays africains au Sud du Sahara, l’apparition des « villes » selon l’acception aujourd’hui commune ne date que de la période coloniale. L’urbanisation progressive a eu pour conséquence de séparer des familles, communautés en citadins et ruraux. Et du coup, les rapports entre les campagnes et villes du Cameroun semblent pas livrer de premier abord toute la complexité de leurs trajectoires et perceptions, donc de leurs histoires.
Suivons des regards pluriels de deux artistes Camerounais témoins des premiers développements de quelques aspects. En 1952, dans la flamme des luttes en faveur de la décolonisation, Eza Boto (premier pseudonyme de l’écrivain prolixe Mongo Beti) dans « Ville cruelle » décrit les symptômes d’un malaise relationnel entre communautés de la ville, dominatrices et prédatrices, jouisseuses, séductrices et commerçantes, et celles de la campagne, naïves, telluriques, solidaires, riches d’expériences, avec ses blocs antagonistes vieux-jeunes. La trame est toute agricole. Seuls les exportateurs blancs décident et imposent les prix du cacao, spéculation agricole supposée rendre riche le producteur. Le schéma initial semble ne pas se superposer aux réalités décevantes. L’exploitation abusive semble déjà alors inscrite dans la perception globale de la ville et surtout de ses puissants, vivant dans les confortables maisons de Tanga Nord, tandis que ceux fuyant la misère et poursuivant un rêve de bonheur inespéré croupiront dans les taudis de Tanga Sud. Le musicien ANDRE Marie Tala (1972) réussira un texte poétique mémorable pour simplifier la compréhension de la fièvre de l’exode rural avec son titre toujours actuel « Je vais à Yaoundé ». Les motivations ne manquent pas, tout comme les surprises. Entre Bamila (la campagne) et Yaoundé (la ville, capitale), les humains ne se regarderont plus de la même manière. Il est encore courant au Cameroun d’entendre prononcer comme injure « villageois », car le village est rempli de préjugés, de retards, de malaises, certes matériels, mais aussi symboliques. Est-ce l’explication de la forte urbanisation dans les grandes villes africaines ? Je le crois en partie.
La ville qui inspira la campagne : caféiculture et son histoire dans l’Ouest Cameroun
En guise de révolte « sourde » aux diktats des citadins arrivistes et dominateurs, une classe rurale camerounaise, digne et fière, en procédant à l’appropriation populaire de la culture du café jadis aux mains du colon occidental décida de transformer progressivement les rapports de force. Fort du symbolisme politique de sa démarche, en 1954, le syndicalisme paysan dans la région dite Bamiléké (Grassfields de l’Ouest Cameroun) aboutit à la création de la première coopérative agricole endogène (UCCAO) du pays, au plus fort des revendications nationalistes. L’appropriation de la culture, des techniques de collecte, torréfaction et exportation d’un café directement sur le marché international ouvrit des champs beaucoup plus grands. En dépit de la rapide tentative de détournement des objectifs par le nouveau et premier gouvernement nationale et les suivants, ce modèle d’autodétermination se répandit par effet tache d’huile. Non sans conséquences. Pour ne pas trop s’éloigner de leurs parcelles, la coopérative initia des démembrements dans les campagnes, ouvrit des routes, des ouvrages importants (magasins, participation dans la construction des écoles, centre de sante, électrification, petite hydraulique, et même reboisement) et plus tard la vulgarisation agricole. Cette transformation des esprits fut le déclencheur d’autres transformations. Les évolutions politiques et démographiques se sont alors accompagnées des méthodes innovatrices de substitution lors de la déprise caféière. De nouvelles spéculations agricoles marchandes, notamment maraichères se sont répandues. On passait ainsi au sein d’UCCAO de la production de la caféine aux protéines animales (poules, œufs, miel…). Et tous ces produits finiront dans diverses villes, d’ici et d’ailleurs.
Organisation spatiale et spécialisation des filières ou exposition de la richesse rurale
Les étals alimentaires urbains sont en effet le reflet de la production biologique des campagnes. Devant des revendeuses, habiles intermédiaires, commerçantes professionnelles, en fonction des saisons ou non, s’étalent des produits que recherchent les petits ménages, incapables de franchir les portes des hypermarchés devenus modes de consommation des classes moyennes ou riches. Dans la plupart des villes du Cameroun, les marchés des produits agricoles s’alimentent dans des campagnes spécifiques et ont été depuis longtemps des prémices des indicateurs géographiques. Pour les tomates et autres légumes-feuilles frais d’altitude de l’Ouest Cameroun, aussi bien dans les villes de Douala que de Yaoundé, il est connu les fameux marchés de Sandaga et 8ième qui à leur approvisionnent les petites épiceries ou des marchés relais urbains. La ville consacre ainsi par ses étals des sortes de « Consulats » ou « représentations » paysannes. Sans toutefois les acteurs concernés qui apprennent déjà les techniques de ventes groupées, négociées ou directes avec des revendeurs en régie, même si cela reste encore assez embryonnaire. Les fêtes en l’honneur du monde rural au Cameroun (comices agricoles) semblent erratiques, sous une forte influence politique avec des calendriers parfaitement flous. Ceci entrave une insertion harmonieuse des bonnes pratiques commerciales, et engendrent parfois des mauvais approvisionnements, avec pour conséquences des renchérissements des prix pour les petites bourses urbaines. Les agences de régulation et d’information se sont vite essoufflées depuis belle lurette dans le contexte du Cameroun, laissant aux Bayam-sellam, ces femmes courageuses, entreprenantes, intermédiaires voraces et prédatrices d’esprit tout le champ libre pour déposséder les richesses à la fois des petites forces rurales et urbaines. En absence de tout arbitrage.
Les services éco-systémiques oubliés en ville et aussi en campagne
A coté de « l’importation » des agricultures urbaines pour faire face aux soucis de chômage, pauvreté, leur valeur socioculturelle reste pourtant assez peu comprise ou même étudiée. Dans la majorité des villes du Cameroun, les espaces verts sont devenus « gris », de béton, en absence des politiques et pratiques cohérentes, notamment sur le plan foncier. Cependant, les gagnes-petits n’hésitent jamais à empiéter sur les parterres, les zones humides et autres flancs de routes pour labourer, de manière temporaire ou permanente (voir Agridape vol.30, numéro 3). Ce phénomène d’appropriation abusive des terres s’étend de plus en plus en campagne, par une « élite » suffisante, arriviste et prédatrice, via le phénomène de rurbanisation (Meutchieye, 2012). Dans certaines villes en identifiant les espèces végétales et animales, on saurait immédiatement les communautés d’origines des propriétaires. La ville est le reflet de la campagne et de ses modes de vie, pour ceux qui y ont fait l’essentiel de leur existence. Une transposition des modes de vie, surtout dans les motivations de survie aboutissent aux choix malheureux comme dans les villes du Septentrion camerounais : déboisement massif pour la collecte du bois de cuisine et pollution envahissante. L’absence d’une belle intégration des services éco-systémiques en milieu urbains n’aura que des conséquences fâcheuses sur les villes elle-même et bien entendu sur les campagnes voisines ou de son faisceau de réseaux (Graeme et al., 2014). Si en milieu rural, l’on voit mieux les tensions entre les enjeux de production et les risques, les tensions de survie soutenues par la masse urbaine de plus en plus nombreuse et moins « consciente » de la dégradation inhérente à la production alimentaire devra être prise en compte. Si les campagnes alimentent les villes, celles-ci fournissent aussi de nombreux services et biens, notamment dans le domaine agricole. Les grandes villes du Cameroun jouent un rôle important dans la centralisation, rediffusion des ressources biologiques animales et des innovations agricoles. Les intrants biologiques, engrais, pesticides, équipements, et même les services financiers qui repartent vers le monde rural ont leurs bases en ville. Le gros des centres de formation et recherche agronomiques préfèrent intervenir dans les villes ou des campagnes proches. Seules les grandes exploitations, aux assises financières établies se permettent des approvisionnements et livraisons directes. Pour nourrir les villes, les paysans doivent non seulement souvent y aller chercher d’autres services utiles, mais encore plus les intrants, quand ils sont accessibles. Et l’inventivité paysanne dans les moyens de transport est prodigieuse !
La question des facilites de transport des produits agricoles et les enjeux de bien être intégral
Dans un pays reposant essentiellement sur des réseaux routiers pour le mouvement humain et leurs biens, l’état des lieux est certes encourageant, mais bien loin du compte. Les véhicules qui accèdent aux campagnes pour le transport des vivres frais et du bétail ne sont que des compositions mécaniques, parfois branlantes et qui sont les seuls moyens de transport des producteurs, et pour eux et pour les produits. Le réseau ferroviaire s’est dégradé considérablement et même réduit entre les indépendances et 5 décennies plus tard. C’est avec un exploit certain que des masses rurales entassent des animaux et vivres périssables dans divers automobiles ou cycles pour rejoindre les villes, parfois au péril de leur propre confort et finalement sur la qualité des produits. Le transport des produits agricoles frais soulèvent un gros besoin de repenser les enjeux du bien être intégral du paysan, ce rural qui nourrit le monde de plus en plus urbain, pauvre ou riche. En fait, il est question maintenant de bien être intégral. Face aux demandes agressives de la consommation urbaine, si rien n’est fait en reliant dignement la campagne et la ville, les conséquences dont les prémices furent les « émeutes de la faim de 2008 » ne tarderaient pas à se faire sentir. Ce que je ne souhaite nullement. Et vous non plus, du moins j’espère !
Félix Meutchieye
Ingénieur-Agronome/Généticien
Enseignant-Chercheur
Département des Productions Animales, Université de Dschang
Email : fmeutchieye@gmail.com